En ce sens, le projet Voyage entre les langues #fnlangues, illustré ci-dessus par la photo d'une installation réalisée dans la ville de Bienne, relève du dépassement du seul rapprochement des langues officielles d’un pays (la Suisse) et de l’inscription de leur littérature dans l’espace public. Pour le projet décrit dans le livre publié à la suite de ce projet, nous avons considéré la culture littéraire à travers l’ensemble des habitants en présence. Sur cette base pouvait donc se constituer un corpus poétique venant particulariser chacun des six lieux choisis en différentes régions linguistiques de la Suisse. Aux liens entre les langues officielles de la Suisse venait donc se rajouter le plus vaste plurilinguisme de leurs habitants. Ainsi la somme de l’ensemble des voyageurs s’étant arrêté en ces espaces aura enrichi par leurs souvenirs littéraires, ceux qui furent et qui sont encore travaillés dans le pays. Se rencontrent ainsi les souvenirs des pays d’enfance, les textes des pays traversés, aimés, visités, ceux parcourus dans les « bibliothèques monde » de Jorge Luis Borges comme d’Édouard Glissant. Considéré ainsi, un trésor poétique extraordinaire se voit donc rassemblé là où cette diversité cohabite, moins riche là où les habitants enracinés s’isolent, se désintéressent et se dessèchent dans la croyance de la productivité de leur monoculture.
En négatif, l’effet de ces phrases sur le ressenti d’un lieu et d’une situation permet de comprendre l’importance que peuvent prendre les quelques mots bienveillants dits ou écrits dans la langue de l’arrivant ou du passant. Je tiens ainsi à rendre hommage à tous celles et ceux qui reprennent les pratiques montagnardes des partisans et des résistants pour accueillir et aider le franchissement des Alpes à ceux que les lois inhumaines des nations empêchent de circuler. Je souhaite parsemer leurs parcours de poésie en espérant que ces petites phrases sauvages écrites dans les langues du monde parviendront à nous donner l’espoir d’un monde où chacun peut se déplacer et s’arrêter à sa guise. Nous savons à quel point la poésie nous aide à surmonter l’immonde de cet irrationnel trop rationnel qui enferme et empêche.
Mais cette richesse se trouve souvent profondément enfouie. On ne la trouve que fort rarement présente dans les archives et les bibliothèques locales. Les langues ainsi transportées restent invisibles. Si certaines parviennent à dépasser l’espace privatif pour se laisser entendre sur la place publique, elles ne semblent en Europe que très rarement oser l’inscription. Des quartiers ,comme les Chinatown de New York et San Francisco où une communauté parvient à imposer sa langue dans l’espace public, semble insurmontable dans nos contrées. La bonne centaine de langues présentes dans certaines villes ou quartiers ne laisse aucune trace.
N’inscrit pas qui veut dans nos cités planifiées. L’expression est vendue. La langue officielle de l’autorité avertissant et règlementant se partage le territoire avec celle de la séduction publicitaire. Le reste relève de l’illégalité. Pourquoi le citoyen devrait-il s’exprimer publiquement ? Et s’il veut vraiment le faire, qu’il n’utilise pas des mots venus d’ailleurs. Réduit à l’oralité, ces langues et ces cultures transportées se fragilisent. Elles ne parviennent plus à se transmettre hors du cadre restreint de la communauté. La pression socio-psychologique de ce qui se voit intitulé « intégration » poussera les nouvelles générations à même délaisser les langues de leurs aïeux comme si elle les empêchait, comme s’il fallait en avoir honte. Réserver au seul cadre familial ou communautaire, sans espace d’expression publique, ces langues finissent par devenir identitaires, basculant ainsi du moyen d’échange au code d’exclusion. Sous la chape de l’inscription monolingue qui ne sait dire sa réalité pluriculturelle, se cristallisent des modes d’expression manquant de légalité.
La présence des langues multiples dans l’espace publique donne une place admise, presque officielle, à l’existence locale du pluriel. Geste symbolique, certes, mais qui peut transformer une atmosphère, sans pourtant faire disparaître les particularités locales. Car, comme le mentionnait déjà Goethe, « celui qui ne connaît pas de langues étrangères ignore sa propre langue ».
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Voyages entre les langues est un projet d’écriture urbaine novateur pensé par Ruedi et Vera Baur et Karelle Ménine. Il s'est déployé en Suisse entre 2016 et 2017. Dans l’espace public de plusieurs villes, des installations calligraphiques mettent en valeur le patrimoine littéraire multilingue suisse, en peignant sur les façades d’immeubles, les parois d’un tunnel ou les bancs publics, des phrases extraites de ce corpus culturel riche des circulations des langues et des êtres. Italien, français, allemand, romanche, ourdou, arabe… nombreuses sont les langues convoquées pour cet exercice inédit de calligraphie urbaine.
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